Monday, December 20, 2010

Maître Eckhart condamné

Maître Eckhart
Le 27 mars 1329, le pape Jean XXII publie une bulle dans laquelle il condamne 28 déclarations extraites de l’œuvre d’un certain Maître Eckhart, un dominicain d’origine allemande mais ayant surtout œuvré en France. Les 28 propositions sont dites « malsonnantes, téméraires et entâchées d’hérésie. » Mais Eckhart n’est plus en vie pour prendre connaissance de cette bulle. On y lit que, avant de mourir, il aurait réaffirmé son obéissance à la foi catholique et qu’il aurait renié le contenu de ses 28 affirmations...

Au grand dam de l’Église, l’œuvre de Eckhart, en particlulier ses sermons,  a toutefois continué d’être largement diffusée. Elle a eu une influence certaine sur Martin Luther, qui était indigné du traitement qu’en avaient fait les autorités et qui a publié lui-même des parties. Par contre, Eckhart n’a pas fait l’unanimité chez les réformateurs, Calvin surnommant un de ses livres comme étant « un poison concocté par Satan ». Quelques siècles plus tard, Eckhart est toujours un favori parmi ceux qui admirent le côté plus mystique du christianisme. Il est aussi le chouchou du mouvement New Age, dont un des auteurs les plus connus, Eckhart Tolle, a adopté son prénom. Et dans les dernière années, même Rome a réhabilité, en douce, le théologien.

En lisant les 28 propositions, on réalise assez vite pourquoi elles ont fait sourciller les autorités religieuses. On y devine des idées qui se rapprochent de la pensée orientale. D’ailleurs, certains chercheurs ont postulé que Eckhart était peut-être familier avec certains concepts bouddhistes. Voici quelques unes de ces propositions condamnées par Jean XXVII. Pour votre considération… le condamneriez-vous?

Dès que Dieu fut, il créa le monde.
De même, celui qui demande ceci ou cela demande mal et demande le mal, car il demande la négation de Dieu et demande à Dieu de se nier lui-même.

Ceux qui ne cherchent ni les biens, ni les honneurs, ni l’agrément, ni le plaisir, ni l’utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le Royaume des Cieux, mais ont au contraire, renoncé à tout cela, comme à tout ce qui est leur, dans ces hommes-là Dieu est honoré.
 

Je me suis demandé récemment si je voudrais recevoir ou désirer quelque-chose de Dieu. Je veux y réfléchir très sérieusement, parce là où je serai en acceptant quelque-chose de Dieu, je serai sous lui ou son inférieur, tel un serviteur ou un esclave, et lui-même, en donnant, serait comme un maître, et ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle.

Dieu n’est ni bon, ni meilleur, ni le meilleur; quand j’appelle Dieu bon, je parle aussi mal que si j’appelais noir ce qui est blanc.


Nous sommes totalement transformés en Dieu et changés en lui; de la même manière que, dans le sacrement, le pain est changé au corps du Christ, je suis changé en Lui, parce qu’il me fait son être Un et non pas simplement semblable. Par le Dieu vivant, il est vrai que là il n’y a plus aucune distinction.


Tout ce que Dieu le Père a donné à son Fils Unique dans la nature humaine, il me l’a donné tout entier. Ici, je n’excepte rien; ni l’union, ni la sainteté. Il me l’a donné tout entier comme il le lui a donné.


Tout ce que la sainte écriture dit du Christ se vérifie intégralement de tout homme bon et divin.


L’homme bon est le Fils Unique de Dieu


L’homme noble est ce Fils Unique de Dieu, que le Père a engendré de toute éternité.


Le Père m’engendre comme son Fils, et le même Fils. Toute ce que Dieu opère, tout cela est Un; c’est pourquoi il m’engendre comme son Fils, sans aucune distinction.


Dieu est Un sous toutes les formes et sous tous les rapports, en sorte qu’il ne peut être trouvé en lui nulle multiplicité, qu’elle soit réelle ou de raison. Quiconque voit dualité ou voit distinction ne voit pas Dieu, car Dieu est Un, hors du nombre et au-dessus du nombre et il ne fait nombre avec rien. Par conséquent il ne peut y avoir et on ne peut concevoir aucune distinction en Dieu lui-même.


Toute distinction est étrangère à Dieu dans la nature et dans les personnes. La preuve en est que la nature est Une et cet Un et chaque personne est également Une et ce même Un que la nature.

Dans ces quelques propositions, Eckhart place la relation entre l’individu et Dieu à un tout autre niveau de ce qui est généralement vécu dans la religion. En effet, on a toujours tendance à voir cette relation de façon verticale, Dieu en haut, nous en bas, Dieu était la avant, le monde est venu après, Dieu donne, nous demandons. Ici on a plutôt Dieu présent ici maintenant avec nous. Dieu dont l’existence est indissociable du monde. Dieu qui partage tout ce dont on a de besoin sans qu’on ait rien à demander ni même à vouloir.

Eckhart lance un avertissement à ceux qui se vanteraient d’être plus dévots, plus saints, plus près du Royaume des Cieux… ces gens s’éloignerent en fait de Dieu car leur prétention est fondée sur une conception erronée et réductrice de Dieu… en fait, simplement de vouloir ces choses, d’avoir des « attentes » ou des « objectifs » sprituels est réducteur. La formulation de Eckhart est très provocatrice, à une époque où on s’achetait des indulgences pour mériter son ciel. Maître Eckhart nous dit qu’il n’y a rien à mériter de Dieu : il donne tout ce qu’il sait qu’il nous faut, et il faut donc se contenter d’être. Les désirs, même spirituels, sont de nature temporelle. Or quelle futilité si nous sommes dans l’éternité avec Dieu!

On voit aussi qu’Eckhart fait une distinction nette entre Jésus (qu’il appelle Notre-Seigneur) et le Fils Unique de Dieu. Mais si Jésus n’est pas le Fils, qui est alors ce Fils? C’est ici qu’il faut comprendre que contrairement à la grande majorité des théologiens de son époque, Maître Eckhart était non-dualiste. Pour lui il n’existe nulle distinction en Dieu, et toute la nature et le monde est une en lui. Donc, l’expression Fils de Dieu est tout simplement reconnaissance que Dieu s’engendre en chaque être humain, et qu’en étant bon et noble chaque être humain peut s’élever là où le Christ s’est élevé. Je vois déjà Jean XXVII en train de déchirer sa chemise!

Ultimement, dit Eckhart dans une autre proposition, "toute créature est un  pur néant". C'est à dire, toute conception de quoi que ce soit de distinct de Dieu est illusoire. Mais jamais Eckhart ne tombe dans le nihilisme, au contraire. On sent dans ses sermons et ses traités (dont j'aurai sans doute l'occasion de vous donner des extraits) une présence, une sérénité, un amour et une humilité énorme face à la Création. On sent qu'en lui, Dieu était véritablement honoré.

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