Vous avez peut-être remarqué que mon pseudonyme a changé pour Gargi. Gargi est une philosophe et théologienne importante que est mentionnée dans un des plus anciens Upanishads, la Brhadaranyaka. Elle joue un rôle prépondérant dans un des épisodes les plus marquants de cette Upanishad, rôle suprenant quand on sait qu'il date d'une époque où les femmes avaient rarement le privilège de se dire philosophes.
Alors voilà l'histoire racontée dans la Brhadaranyaka...
Janaka, roi de Videha, est dans les écrits védique l'idéal du "roi-philosophe" qui règne avec comme priorité l'avancement spirituel des ses concitoyens. C'est pourquoi il organise un jour une sorte de "congrès" où sont invités les plus grands philosophes du monde. Il fait rassembler devant eux un millier de vaches et leur dit: "Maintenant je veux savoir qui est le plus sage d'entre vous. À celui-là ira ces vaches". Personne n'ose se déclarer le plus sage, sauf un, Yajnavalkya, qui s'avance et demande à son disciple d'amener les vaches chez lui. Cela enrage l'assemblée des sages. Quelle arrogance!
"Te prétendrais-tu le plus sage au monde noble Yajnavalkya?" demande le roi.
"Oh sûrement pas, majesté, mais je veux ces vaches tout de même!", répond le sage.
Alors les autres philosophes se proposent de le tester, chacun leur tour, avec un question. Si Yajnavalkya répond correctement à toutes les questions, il aura le troupeau.
Tour à tour, les éminents Aswala, Arthabagha, Ushasta, Kahola et Uddalaka posent leur question, et tous doivent s'avouer vaincus. Alors s'avance devant Yajnavalkya Gargi, seule femme de l'assemblée, et elle lui pose cette question.
"Yajnavalkya, si comme le disent les écritures tout ce monde est tissé sur l'eau, l'eau elle-même est tissée sur quoi?"
"L'eau est tissée sur l'air, Gargi!"
"Ha? Et l'air sur quoi?"
"Sur le ciel, Gargi"
"Et le ciel est tissé sur quoi, Yagnavalkya?"
Et Yagnavalkya continue de se jouer de Gargi en donnant toujours une autre réponse. Le ciel tissé sur le monde céleste, le monde céleste sur le Soleil, le soleil sur la Lune, la Lune sur les étoiles et ainsi de suite jusqu'à en conclure que tout cela est tissé sur Brahman.
"Et Brahman est tissé sur quoi?" demande Gargi, exaspérée.
Plutôt que de répondre, Yajnavalkya se moque un peu de sa collègue.
"Arrête de poser trop de questions, Gargi, ta tête va finir par exploser! Tu poses trop de questions sur une réalité qu'on ne devrait pas questionner."
Et sur ce, Gargi se retire en silence. Mais elle n'a pas retraité, non. Au contraire, elle bouille intérieurement et n'accepte pas que Yajnavalkya ait évadé sa question. Pendant qu'un autre philosophe vient se planter avec sa propre question, elle prépare une riposte.
Yajnavalkya et Gargi débattant |
Et la voilà qui s'avance de nouveau, la seule parmi l'assemblée qui ose se frotter sérieusement à Yajnavalkya et à mettre en doute sa sagesse. J'imagine les chuchotement de stupeur des hommes de voir cette femme avoir plus de guts qu'eux!
"Chers collègues, laissez-moi poser à cet homme deux dernières questions. S'il y répond, toute cette masquarade pourra cesser car il aura prouvé qu'il est le plus sage et personne ne pourra le battre dans un débat."
L'assemblée accepte de donner à Yajnavalkya ce dernier défi.
"Yagnavalkya, telle une archère d'élite ayant en main deux flèches je m'élève pour te défier de deux questions. N'essaie pas de les éviter cette fois! La première question est celle-ci: tout ce qui est sur la terre, au-dessus et en-dessous, tout ce qui était dans le passé, est dans le présent et sera dans le futur, quelle est la chose qui pénètre tout celà?"
"Ce qui pénètre tout cela, c'est l'espace éthéré, Gargi."
On dirait que Yajnavalkya tente encore d'éviter la question! Gargi passe donc à sa deuxième question.
"Et cet espace éthéré, qu'est-ce qui le pénètre?"
Enfin, Yajnavalkya se décide de donner la véritable réponse qui est attendue.
"Tout celà est pénétré par l'Impérissable. Il n'est matériel ni subtil, ni petit ni gros, sans saveur, texture ou couleur. Il est sans oeil, sans oreille, sans voix et sans mental. Il est sans attaches, il ne consomme rien et rien ne peut le consommer. Sous la loi puissance de cet Impérissable, la terre et l'espace gardent leur distance, les jours, mois, les saisons et années conservent leur durée. Sous la loi de cet Impérissable, les fleuves coulent vers l'Est depuis l'Himalaya, d'autres vont vers l'ouest mais tous tiennent leur course. Sous la loi puissante de cet Impérissable, les gens font l'éloge de ceux qui donnent avec générosité et les dieux peuvent profiter des sacrifices. Quelqu'un qui dans ce monde pratique un acte religieux tout en ignorant cet Impérissable n'en tirera aucun fruit durable. Mais celui qui quitte ce monde après avoir connu cet Impérissable est un connaisseur de Brahman. Jamais on ne le voit, mais il est le voyant. Jamais on ne l'entend, mais il est l'auditeur. Jamais on ne peux y penser, mais il est le penseur. Jamais on ne le connait, mais lui est le connaisseur. En fait personne ne voit sauf lui, personne n'entend sauf lui, personne ne pense sauf lui, personne ne connait sauf lui. C'est par lui que l'espace ethéré est pénétré, Ô Gargi."
Alors Gargi se retourne vers l'assemblée et averti tous les sages présents: "Chers collègues, estimez vous chanceux d'avoir pu vous incliner devant cette homme, car nul ne pourra jamais le battre dans la science de Brahman." Et Gargi se retire dans le silence. Un sage, Shakalya, s'avance toutefois malgré l'avertissement de Gargi, afin de questionner Yajnavalkya... Les réponse qui lui sont données sont si puissantes qu'elles font littéralement exploser sa tête. Il aura payé de son impudence d'avoir ignoré le conseil de Gargi!
Et Yajnavalkya repart avec ses vaches!
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Alors voici qui est cette Gargi à qui je m'identifie. Tout d'abord par sa curiosité sans limite, par sa passion pour la quête de vérité, pour son intégrité, pour son obstination et son courage, mais surtout pour son humilité: elle a su admette qu'il y avait plus sage qu'elle.
J'espère que ce blog sera inspiré de son esprit.
Merci beaucoup de me faire connaître cette personne hors du commun!
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