Monday, March 7, 2011

Gnose, gnostique, gnosticisme

Je vous ai déjà parlé de l'Évangile de Thomas, qui fut retrouvé à Nag Hammadi dans un large corpus de textes dits “gnostiques”. J'avais toutefois peu parlé de ce que “gnose” veut dire... Or, j'ai récemment eu la chance d'en apprendre plus au sujet de la gnose, du gnostique et du gnosticisme. Tout d'abord, j'ai lu un livre du théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup, Les profondeurs oubliées du christianisme, qui contient un très intéressant chapitre sur le sujet. J'ai également eu la chance en fin de semaine d'assister à une conférence du Pr. André Gagné sur le sujet des évangiles apocryphes et du gnosticisme. À travers leurs deux point de vue différents mais complémentaires, le premier spirituel et le second scientifique, j'ai été amenée à réfléchir sur la forme que prend ma foi chrétienne. Et plus j'y pense, plus je réalise qu'à bien des points de vue, je suis chrétienne gnostique!

Tout d'abord, parlons vocabulaire, car on a ici trois mots qui se ressemblent mais qui désignent trois réalités bien distinctes. Autant Leloup et Gagné semblent s'accorder sur les définitions. La gnose, ou gnosis, est un mot grec qui signifie connaissance. Mais attention, il ne s'agit pas, dans le contexte qui nous intéresse, qu'une connaissance livresque ou intellectuelle. Il s'agit plutôt ici d'une connaissance de soi et de la réalité, d'un discernement, d'une réalisation profonde de la nature de Dieu et de la parcelle de lui-même qui se trouve en nous.

Jésus a dit : Si ceux qui vous guident vous disent : voici, le Royaume est dans le ciel, alors les oiseaux du ciel vous devanceront. S’ils vous disent : il est dans la mer, alors les poissons vous précéderont ;  mais le Royaume est au dedans de vous et il est au dehors de vous. Lorsque vous vous connaîtrez, vous serez connus et vous saurez que vous êtes les fils du Père qui est vivant ; mais si vous ne vous connaissez pas, alors vous êtes dans la pauvreté et vous êtes la pauvreté.

- Évangile de Thomas 3

Ce concept se trouve dans de nombreuses traditions religieuses. Par exemple, dans l'hindouisme, l'une des quatres voies classiques vers la Libération se nomme le jnana yoga, la voie du discernement. Celui qui suit cette voie est appelé gnani.

Les gens de bien me vénèrent pour différentes raisons. Certains viennent à la spiritualité à cause de la souffrance, d'autres pour comprendre la vie; certains viennent à cause d'un désir d'atteindre leurs buts et d'autres viennent qui sont des hommes et des femmes de sagesse (jnani). Inébranlables dans la dévotion, toujours unis à moi, l'homme et la femme de sagesse surpassent tous les autres. Pour eux, je suis le plus cher Bien-Aimé et ils sont très chers à moi. Tous ceux qui suivent une voie spirituelle sont bénis. Mais le sage qui est établi dans l'union, pour qui il n'y a pas de but plus élevé que  Moi, celui-là peut être considéré comme mon propre Soi.

- Krishna dans la Bhagavad-Gita, 7:16-18 (adaptation libre de la traduction anglaise d'Eknath Easwaran)

Vous avez remarqué la ressemblance, gnosis – jnana? Les deux mots, provenant de deux langues éloignées géographiquement, ont toutefois la même origine dans la famille linguistique indo-européenne. Mais à mon avis le lien est plus que linguistique... on a ici les traces d'un fond religieux commun, d'un pont historique très ancien entre les pensées et spiritualités orientales et occidentales. Je fus d'ailleurs très frappée, lors de la conférence de M. Gagné, de constater de forts parallèles entre les conceptions du gnosticisme et la philosophie vedanta de l'hindouisme.

Dans la Bible hébraique, particulièrement dans les Écrits, la Sagesse est une figure importante.

Mon fils, reçois favorablement ce que je t'enseigne, retiens bien ce que je te dis de faire.
Écoute les leçons de la sagesse, efforce-toi de les comprendre.
 

A l'intelligence demande son aide, appelle la raison à ton secours.
 

Cherche-les comme de l'argent, comme un trésor caché.
 

Alors tu découvriras comment respecter l'autorité du Seigneur, tu réussiras à connaître Dieu.
 

C'est le Seigneur qui donne la sagesse, la connaissance et la raison viennent de lui.
 

Il aide les hommes droits. Comme un bouclier il protège ceux qui vivent dans l'intégrité.
 

Il secourt ceux qui se comportent équitablement avec les autres. Il garde ceux qui lui sont dévoués.
 

Si tu m'écoutes, tu découvriras qu'un comportement juste, équitable et droit est le chemin du bonheur.
 

La sagesse entrera dans ton cœur, la connaissance te donnera de la joie, la réflexion te gardera de l'erreur et la raison veillera sur toi.
 
- Proverbes 2:1-11

Salomon était-il gnostique? Chose sûre, il est mit à l'honneur dans de nombreux écrits gnostiques juifs et chrétiens.

On trouve également de nombreux passages sur la gnose dans le Nouveau Testament. Je pense entre autres à l'Évangile de Jean qui parle de “connaissance du Père”. Mais c'est Saint Paul qui nous offre le plus beau passage sur la gnose. Ce passage célèbre, situé dans la première lettre au Corinthiens, parle en premier lieu de l'amour mais se termine avec un magnifique lien avec la connaissance. Car les deux peuvent-ils exister séparement?

Quand je parlerais les langues des humains et des anges, si je n'ai pas l'amour, je suis une pièce de bronze qui résonne ou une cymbale qui retentit. Quand j'aurais la capacité de parler en prophète, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi qui transporte des montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens, quand même je livrerais mon corps pour en tirer fierté, si je n'ai pas l'amour, cela ne me sert à rien.

L'amour est patient, l'amour est bon, il n'a pas de passion jalouse ; l'amour ne se vante pas, il ne se gonfle pas d'orgueil, il ne fait rien d'inconvenant, il ne cherche pas son propre intérêt, il ne s'irrite pas, il ne tient pas compte du mal ; il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il se réjouit avec la vérité ; il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.

L'amour ne succombe jamais. Les messages de prophètes ? ils seront abolis ; les langues ? elles cesseront ; la connaissance ? elle sera abolie. Car c'est partiellement que nous connaissons, c'est partiellement que nous parlons en prophètes ; mais quand viendra l'accomplissement, ce qui est partiel sera aboli. Lorsque j'étais tout petit, je parlais comme un tout-petit, je pensais comme un tout-petit, je raisonnais comme un tout-petit ; lorsque je suis devenu un homme, j'ai aboli ce qui était propre au tout-petit. Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière confuse, mais alors ce sera face à face. Aujourd'hui je connais partiellement, mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
 
Or maintenant trois choses demeurent : la foi, l'espérance, l'amour ; mais c'est l'amour qui est le plus grand.

- 1 Corinthiens 13

Ainsi, la “connaissance” que nous offre ce monde, bien qu'ayant une valeur, est incomplète et impermanente. Elle n'est que le faible reflet de la véritable gnose. Le gnostique (ou, en sanskrit, le jnani) est un individu qui a atteint ou recherche la Connaissance, et qui y voit le but de sa vie spirituelle. Gnostique est également l'adjectif qui peut qualifier tout ce qui se rappporte à cette recherche.

Quant au gnosticisme, il s'agit d'un courant gnostique spécifique qui a existé à l'intérieur du christianisme dans les 2e et 3e siècles. Il s'est éteint au moment où l'Église de Rome a émergé comme le centre du chrisitanisme et a exercé un contrôle très strict pour assurer l'orthodoxie. Les groupes gnostiques étaient généralement réservés à un petit nombre d'initiés, et leur théologie était basée sur des mythes de la création très hermétiques. Ayant tenté à quelques reprise de lire certains textes issus de ce courant, laissez-moi vous dire que c'est à en perdre la tête. Voici un exemple tiré du Livre Secret de Jean, un texte qui a été déterré au même endroit que l'Évangile de Thomas.

Elle (Pronoia) demanda à l’invisible Esprit virginal, qui est Barbélô, que lui soit donnée la prescience. Et l’Esprit fit un signe d’assentiment. Lorsqu’il eut fait un signe d’assentiment, Prescience apparut et se tint auprès de Pronoia, — celle qui provient de la Pensée de l’invisible Esprit virginal — rendant gloire à cet Esprit et à sa puissance parfaite Barbélô par qui elle est venue à l’existence.

- Livre secret de Jean

Huh? Heureusement, le Pr. Gagné, dans sa conférence, a fait un travail exceptionnel pour simplifier à son strict minimum tout le mythe du gnosticisme. Je vais tenter ici de résumer ce que lui-même a résumé. En bref, il y a à la base un Dieu unique, indivisé et inneffable, un Tout. À un certain moment donné, une partie du Tout, associée à la Sagesse, s'est séparée a chuté, engendrant de ce fait le Démiurge, c'est à dire le créateur de l'univers et de l'humanité. Dans le gnosticisme, le Démiurge est vu négativement car sa création est illusoire et nous éloigne du Tout. Heureusement, même si l'être humain est une création du Démiurge, il possède en lui une parcelle Divine qui lui donne accès au Tout. Et c'est par la gnose que l'âme humain pourra se réunir au Tout.

L'idée d'un faux dieu associé au monde physique peut surprendre, mais pensez-y... Et si ce n'était pas le Démiurge qui avait créé l'humain, mais l'humain qui avait créé le Démiurge? En effet, il nous est très difficile d'approcher Dieu en tant que réalité transcendante, inqualifiable, Toute-Autre. Alors on se fait des représentations de ce Dieu, des approximations qui le rapprochent un peu de notre réalité. C'est une bonne chose, c'est même essentiel! Toutefois, cette démarche peut déraper, et c'est quand on veut limiter Dieu à ce que nous sommes, à nos valeurs, à nos raisonnements intellectuels, à nos traditions, à nos intolérances... Le risque est donc de s'éloigner du Dieu de Mystère pour s'accrocher à un dieu de lieux-connus et de facilité. Un Démiurge! De là l'importance de rechercher une Connaissance plus profonde et authentique du Divin.

Pour nous aider dans cette quête, le gnosticisme admet l'existence du Sauveur, c'est à dire une descente de Dieu dans le monde afin de nous guider vers lui. Le Sauveur n'est pas une personne, mais une réalité qui se manifeste à travers une personne durant une certaine période de temps. Pour les chrétiens gnostiques, le Sauveur s'est manifesté en Jésus de Nazareth. Ce très beau passage de l'Évangile de Philippe résume bien la conception que le gnosticisme avait du Christ.

Jésus les a tous pris grâce à un subterfuge, car il n’est pas apparu tel  qu’il était, mais c’est tel qu’on serait capable de le voir qu’il s’est montré. C’est à tous qu’il est apparu. Il est apparu aux grands sous l’aspect d’un grand, il est apparu aux petits sous l’aspect d’un petit ; il est apparu aux anges sous l’aspect d’un ange et aux hommes sous l’aspect d’un homme. C’est pourquoi son Verbe est resté caché à tous. Certains l’ont vu en croyant se voir  eux-mêmes. Mais lorsqu’il apparut en gloire à ses disciples sur la montagne, il n’était pas petit. Il devint grand, mais pour qu’ils le puissent voir grand, il fit grandir ses disciples.

- Évangile de Philippe 26

La disparition du gnosticisme n'est pas seulement due à la répression de l'église romaine. Elle est à mon avis surtout due au fait qu'il est tombé dans des pièges très faciles de la religion: vouloir se limiter à un petit nombre d'initiés, tomber dans l'hermétisme exagéré, créer des systèmes de théologie trop complexes, dénigrer de façon prononcée le monde physique, mettre de l'avant un dualisme bien-mal trop extrême, se refermer sur soi-même, etc. Bref, il a viré ésotérique. C'est pourquoi, tout en me disant gnostique, je n'adhère pas vraiment au gnosticisme!

Dans mes prochains posts, je présenterai quelques-un des plus beaux textes issus du gnosticisme. Vous verrez, souvent il s'agit de ceux qui évitent les pièges que j'ai nommés ci-haut. Car même les courants spirituels disparus depuis des millénaires, malgré leurs failles, peuvent encore aujourd'hui nous faire réfléchir!

Je vous laisse sur ce que Jean-Yves Leloup dit de la gnose:

C'est dire aussi que la Vie éternelle peut être connue dans cette vie mortelle, c'est dire que ma finitude peut être ouverte à l'Infini, que mon être relatif peut être ouvert à l'Être Absolu, c'est dire que ma fatigue peut être ouverte à Son Repos, ma parole sinueuse ouverte à la simplicité de son Silence.

- Jean-Yves Leloup, Les profondeurs oubliées du christianisme